Josée Dufour est au cœur du secteur québécois de la construction depuis 2007. Elle est présidente d’Axiomatech, une entreprise de maintenance technique de bâtiment et détentrice d’une licence d’entrepreneur général, présidente de la Chambre de commerce et d’industrie de Laval et administratrice au conseil d’administration des Elles de la construction, un regroupement visant la défense et la promotion des droits et intérêts des femmes œuvrant dans les milieux de la construction. Dans cet entretien exclusif, Chantal Cousineau, associée et chef des services professionnels du secteur immobilier et construction à BDO, discute avec elle de la réalité des femmes dans l’industrie de la construction.
Chantal Cousineau (CC) : Josée, ton parcours professionnel a commencé en pharmaceutique avant de faire le saut en construction. Comment as-tu réussi à te démarquer dans ce secteur majoritairement masculin ?
Josée Dufour (JD) : J’ai toujours voulu travailler en construction. Quand j’étais jeune, je rêvais d’être charpentière-menuisière. À l’époque, ce n’était pas courant, et plusieurs membres de ma famille m’ont mis des bâtons dans les roues. J’ai donc été habituée à me battre pour faire ma place, avec très peu de soutien, si ce n’est de mon conjoint quand j’ai décidé de me lancer en affaires, et en construction.
Avec lui, j’ai créé mon entreprise sur une valeur de base : le respect. C’était avant la Commission Charbonneau sur l’octroi et la gestion des contrats, qui a mené à de grands bouleversements dans l’industrie de la construction au Québec. On s’est doté d’un code d’éthique, une pratique assez rare à l’époque en construction, pour s’assurer de faire grandir notre entreprise en misant sur le respect, l’intégrité et la transparence. Nos premiers clients étaient dans le domaine de l’aéronautique ; on s’est inspirés de leurs bonnes pratiques pour créer notre norme.
Je dois avouer que cette rigueur nous a fait perdre des opportunités, mais j’y tenais. Je pense par exemple à un ex-partenaire qui m’avait dit que c’était irréaliste de croire que j’allais redessiner le monde de la construction avec mes principes. Aujourd’hui, sur son site web, il affiche lui-même un code d’éthique !
C’est donc le respect qui m’a servi de guide. Si quelqu’un me manque de respect, ou manque de respect envers quelqu’un sur un chantier—que ce soit une femme ou un homme—, c’est inacceptable pour moi.
(CC ) : Tu es investie dans les Elles de la construction en tant qu’administratrice. Pourquoi est-ce important pour toi de t’associer avec une organisation qui soutient les femmes de ton secteur ?
JD : J’ai eu beaucoup de difficulté à avoir du soutien et des conseils de mon entourage dans ma carrière en construction : de ma famille, de mes amis, de mon réseau, etc. Je cherchais des ressources pour m’aider, et je n’en trouvais pas. J’ai découvert les Elles de construction quelques années plus tard : c’était clair pour moi que leur mission était nécessaire.
C’est donc vraiment pour offrir un soutien aux femmes — entrepreneures, professionnelles ou femmes de métier — que je m’implique, pour prévenir un parcours difficile comme le mien. On s’est créé notre propre girls club.
En chantier, les femmes sont souvent peu solidaires, pour faire leur place et éviter d’être discriminées. C’est un mécanisme de défense. Un regroupement comme le nôtre est essentiel pour briser l’isolement et faire avancer notre cause.

(CC) : As-tu remarqué des changements dans l’industrie au fil de ta carrière et de ton implication dans les Elles de la construction ?
JD : On parle plus de la situation des femmes en construction, surtout en chantier, et des enjeux de harcèlement. La situation ne change peut-être pas à grande vitesse, mais ça évolue. On le voit, car les gens sont plus conscients durant nos formations. Le harcèlement, la violence, l’intimidation : les hommes aussi en vivent sur les chantiers. Ce qui est surtout marquant, c’est que la conversation est plus ouverte.
Aujourd’hui, avec la pénurie de main-d’œuvre, même les gouvernements s’en mêlent, notamment le ministère du Travail. Les femmes représentaient seulement 3,8 % de la main-d’œuvre en construction en 2023, et le gouvernement dit avoir un objectif de 4,5 % pour 2024, soit 8 700 femmes. C’est important qu’on s’y attarde dans toute la chaîne, de la formation à la réalité sur les chantiers. Il faut aussi se rappeler que seulement 16 % des entreprises donneuses d’ouvrage embauchent des femmes, même avec les bonnes compétences. Pourquoi ? Il faut travailler là-dessus.
Je suis fière que les Elles aient créé des ponts notamment avec les syndicats, les parties patronales et le Secrétariat à la condition féminine. On a réussi à établir notre crédibilité : on est un regroupement neutre, sans appartenance patronale ni syndicale. On veut le bien des femmes, simplement.

(CC) : Justement, tu fais partie de ce 16 % d’entreprises qui embauchent des femmes, et qui placent des femmes sur des chantiers. Quels sont les freins à ton avis pour que davantage d’entreprises emboîtent le pas ?
JD : Il y a des préjugés qui persistent, notamment l’idée que les femmes seraient moins fortes ou moins efficaces, et qu’elles seraient meilleures dans des rôles de finition, moins de construction. Pourtant, avec une carte de compétence et le bon équipement, comme des outils plus légers, des vêtements à leur taille, ou des exosquelettes, par exemple, qui commencent à apparaître sur nos chantiers, une femme peut accomplir le même rôle qu’un homme sur un chantier.
Ce qui est vrai, c’est que les femmes ont une façon différente d’aborder les problèmes, et ça se voit dans tous les domaines, pas juste en construction. À mon avis, c’est une force d’avoir une complémentarité sur un chantier, mais il reste encore beaucoup d’entrepreneurs et de travailleurs qui n’ont pas cette mentalité d’ouverture.
Personnellement, j’ai remarqué que mes chantiers avec des femmes sont généralement plus propres, avec moins d’obstacles au sol et donc moins de risques d’incident. Les femmes utilisent davantage les outils de levage, travaillent plus en équipe et sont moins réfractaires à porter les équipements de protection. Selon moi, ce n’est que du positif.

(CC) : Quels sont les enjeux sur lesquels il faut encore travailler pour les droits des femmes à ton avis ?
JD : À mes débuts, on me disait de faire signer mes offres par mon associé pour qu’elles soient lues. Ça m’insultait, mais ça me poussait à aller plus loin, à trouver d’autres façons de me démarquer. Puis est venue la certification « à propriété féminine » (Women Owned). On peut débattre de son utilité, mais ça me donne accès à d’autres créneaux, à d’autres canaux pour entrer chez des clients.
Le plus important demeure les forces combinées de mon équipe, et notre engagement. Au-delà du fait que je suis la présidente et responsable du développement des affaires, si un dossier demande une approche plus technique, je vais mandater mon associé ou un de mes chargés de projet — homme ou femme. Notre engagement, démontré au fil du temps, c’est surtout ça qui nous démarque. Par exemple, les sous-traitants qu’on engage savent qu’ils vont être payés. Ce n’est malheureusement pas toujours le cas dans notre industrie.
Donc, c’est surtout notre réputation, faite de rigueur, de travail et de respect, qui est notre avantage. Sans doute que mon parcours, en tant que femme qui a travaillé fort pour se faire respecter, y est pour quelque chose.

(CC) : La diversité est une valeur importante pour toi. Comment la gères-tu au quotidien ?
JD : Le nom sur un CV, ça ne m’intéresse pas. Ce qui compte pour moi, encore plus que le savoir-faire (les compétences techniques), c’est le savoir-être. Je pose beaucoup de questions avant d’engager un employé. On jase dans mon bureau autour d’un café. Déjà, je remarque l’attitude de la personne et ses valeurs.
Selon moi, la construction, c’est 80 % de relations humaines. Il y a un travail à accomplir, mais ce sont avant tout plusieurs humains qui doivent collaborer. La technique est importante, mais tout s’apprend avec de la volonté. Je cherche la bonne personne pour le rôle, et quelqu’un qui partage nos valeurs de respect, peu importe son genre ou sa nationalité.
(CC) : Quels sont les enjeux sur lesquels il faut encore travailler pour les droits des femmes à ton avis ?
JD: Rien n’est acquis dans ce qui a été fait jusqu’à présent.
Ce qu’on constate aussi, c’est que presque 55 % des femmes délaissent l’industrie de la construction en moins de 5 ans. Ce taux de roulement est plus élevé chez les femmes que les hommes, mais les enjeux soulevés au moment de démissionner sont les mêmes, notamment la conciliation difficile avec la vie de famille. Comment peut-on fidéliser ces gens-là ? C’est un défi global pour notre secteur, mais qui touche directement la réalité des femmes, surtout celles qui sont mères ou qui souhaitent l’être.
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